La Chance de Françoise (Georges de PORTO-RICHE)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Libre, le 10 décembre 1888.

 

Personnages

 

MARCEL DESROCHES

GUÉRIN

JEAN

FRANÇOISE

MADELEINE

 

De nos jours, à Auteuil.

 

Un atelier. Au fond, une porte ouverte sur un jardin ; à droite et à gauche, deux portes latérales ; à gauche, une petite porte dérobée. Tableaux sur leur chevalet ; table surchargée de paperasses ; livres, armes, bibelots, divans, etc. Onze heures du matin.

 

 

Scène première

 

FRANÇOISE, MARCEL

 

FRANÇOISE, seule.

Petite, d’aspect frêle, figure mélancolique et un peu railleuse. Relevant et baissant tour à tour le store de la fenêtre.

Encore, encore un peu... Ah ! ce soleil !... Comme il est contrariant !...

Avec satisfaction, examinant l’atelier.

Voilà qui est en ordre.

En voulant prendre quelque chose sur une table, elle fait tomber des papiers.

Allons, bon !...

Remarquant une lettre, parmi celles qu’elle ramasse.

Une lettre... de M. Guérin...

Lisant.

« D’où vient votre silence, mon cher ami ?... Vous ne me parlez pas souvent de l’imprudente qui a osé devenir la compagne du beau Marcel... La récompensez-vous de sa confiance, de sa témérité ? Vous ressemblez si peu aux autres... Votre légèreté, per-mettez-moi de dire votre... »

S’interrompant.

Il a écrit le mot...

Reprenant.

« Votre cynisme me fait trembler... Un an d’absence, voilà bien du temps perdu pour l’amitié. Pourquoi les circonstances nous ont-elles séparés au moment de votre mariage ?... Pourquoi la santé de ma femme réclamait-elle si impérieusement le soleil ?... Enfin, nous quittons Rome ; dans un mois j’irai vous surprendre à Auteuil... »

S’interrompant.

Bientôt, alors.

Marcel paraît au fond, mise négligée, type d’homme à femmes. Reprenant.

« Je Suis impatient de vous voir, impatient surtout de connaître madame Desroches. Voudra-t-elle de ma sympathie ? J’y compte. Prenez garde, mauvais garnement, je la confesserai. Si je découvre un nuage dans son bonheur, son futur ami se fâchera. »

Cessant de lire, tristement à elle-même.

Un ami... je voudrais bien.

MARCEL.

Je t’y prends, curieuse, tu lis mes lettres ?

FRANÇOISE.

Oh ! une vieille lettre...

MARCEL, raillant.

Celle de Guérin ?

FRANÇOISE.

Je l’ai retrouvée là, en rangeant ton atelier.

MARCEL, tendrement.

Alors, petite romanesque, tu es à la recherche d’un ami ?...

FRANÇOISE.

Mais oui, j’ai tant de choses à dire, depuis que je suis heureuse.

MARCEL.

Et moi, je ne suis donc pas ton ami ?

FRANÇOISE.

Toi, tu es l’homme que j’aime. Est-ce toi que j’irais consulter, lorsqu’il s’agit de ton bonheur ?

MARCEL.

Très profond !...

Bâillant.

Ah ! je suis fatigué...

FRANÇOISE.

Tu es rentré tard ?

MARCEL.

À trois heures.

FRANÇOISE.

Et bien doucement, méchant.

MARCEL.

On a été jalouse ?

FRANÇOISE.

Quelle idée ! Je sens si bien qu’au fond tu n’aimes que ta femme.

MARCEL, tristement.

C’est vrai, je n’aime que ma femme, moi, ma femme...

FRANÇOISE, raillant.

Pauvre Marcel !

MARCEL.

Je me suis assommé à ce souper. Je ne sais pas pourquoi, tout le monde me dit que j’engraisse.

FRANÇOISE.

Hélas ! cela ne t’empêchera pas de plaire.

MARCEL.

Dieu n’est pas juste.

FRANÇOISE.

Il a cette réputation.

MARCEL, s’allongeant sur un canapé.

Tu me pardonnes ma mauvaise tenue, Françoise ?

S’étirant.

Ah ! je ne peux plus veiller. Fini... Tiens, décidément, j’étais...

Il s’arrête.

FRANÇOISE.

Tu étais mûr pour le mariage.

MARCEL, se défendant.

Oh !

Un silence. Raillant.

Je suis sûr que tu t’en-tondras avec Guérin. Vous vous ressemblez un peu... Pas de figure.

FRANÇOISE.

Moralement ?

MARCEL.

Oui, je le flatte.

FRANÇOISE.

Alors, voici son signalement : sentimental, sérieux en amitié, honnête homme. Je m’arrange bien.

MARCEL.

Ce que c’est que la sympathie. Tu ne l’as jamais vu, et tu le connais.

FRANÇOISE.

Depuis combien de temps est-il marié ?

MARCEL.

Oh ! il est né marié, celui-là.

FRANÇOISE.

Réponds.

MARCEL.

Depuis une dizaine d’années, je crois.

FRANÇOISE.

Et c’est un bon ménage ?

MARCEL.

Excellent.

FRANÇOISE.

Quelle femme ?

MARCEL.

Fringante...

FRANÇOISE.

Quoique vertueuse ?

MARCEL.

On le dit.

FRANÇOISE.

Alors, entre madame Guérin et le beau Marcel... rien ?

MARCEL.

La femme d’un ami ?

FRANÇOISE.

C’est toujours si tentant la femme d’un ami...

Marcel fait un geste de mauvaise humeur et prend son chapeau.

Tu sors ?

MARCEL.

Je déjeune au Cercle.

FRANÇOISE.

Bien.

MARCEL.

Je suis engourdi. J’ai besoin de prendre l’air.

FRANÇOISE.

L’air de Paris.

MARCEL.

Tu l’as dit.

FRANÇOISE.

Et le travail ?

MARCEL.

Je ne suis pas en train.

FRANÇOISE.

Tu n’as plus que dix jours pour le Salon, tu ne seras jamais prêt.

MARCEL.

Bah ! pour le talent que j’ai.

FRANÇOISE.

Mais tu en as du talent... c’est connu.

MARCEL.

J’en avais...

Un silence.

FRANÇOISE.

Tu dînes avec moi ?

MARCEL, attendri.

Certainement. Surtout pas d’idées noires, je t’en prie, je ne déjeune pas en partie fine.

FRANÇOISE.

Te soupçonner ?

MARCEL, reconnaissant.

À la bonne heure.

Un silence. Avec franchise.

Évidemment je ne vais pas toujours où je te dis que je vais. Pourquoi t’attrister inutilement ? Mais, si tu crois que je fais... ce que je ne dois pas faire, tu te trompes. Je ne suis plus garçon, mon amie.

FRANÇOISE.

Encore un peu, voyons !

MARCEL.

Va, ne sois pas jalouse : il est mort, enterré, le temps des aventures. Trente-cinq ans, moins de cheveux, un peu de ventre, marié ! On n’a pas tant d’occasions que ça, ma petite.

FRANÇOISE, raillant.

Allons, ne te décourage pas, la chance peut te revenir ; il suffit d’un instant.

MARCEL, navré.

Je n’espère plus.

FRANÇOISE.

Marié !... Ah ! tu n’aurais jamais dû être propriétaire, toi, tu étais né locataire.

MARCEL, prêt à sortir, apercevant une dépêche sur la table, vivement.

Tiens ! un petit bleu, et tu ne me disais rien.

FRANÇOISE.

Je ne l’avais pas vu ; Jean l’aura posé là pendant que tu dormais.

MARCEL.

Ça vient de Passy, je connais cette écriture...

À part, avec surprise.

Madame Guérin... Madeleine ! Tiens !

Lisant.

« Mon cher ami, je déjeune ce matin chez ma tante de Monglat, à la Muette, comme autrefois. Venez me voir avant midi, j’ai à vous parler de choses sérieuses. »

Cessant de lire, à part, joyeusement.

Un rendez-vous !... Après trois ans ! Pauvre Guérin !... Non. À présent, ce serait mal. Non.

FRANÇOISE, à part.

Il se réveille.

MARCEL, à part.

Ils sont donc revenus ? Françoise a raison, il suffit d’un instant. Chère petite !

FRANÇOISE.

Rien d’ennuyeux, au moins ?

MARCEL, malgré lui.

Au contraire.

FRANÇOISE.

Ah !

MARCEL, avec embarras.

C’est cette américaine qui a vu mon tableau... l’autre jour... chez Goupil. Tu te rappelles. Elle insiste pour l’avoir à dix mille. Ma foi, j’ai envie de le lâcher... Par le temps qui court...

FRANÇOISE.

Tu ferais bien.

MARCEL, lui tendant la dépêche.

Douterais-tu ?

FRANÇOISE.

Pas le moins du monde.

Marcel met la dépêche dans sa poche. Un silence.

MARCEL, hésitant à sortir, à part.

Elle est gentille, ma femme, très gentille : un petit bonheur de poche !

FRANÇOISE.

Eh bien, tu ne sors plus ?

MARCEL, étonné.

Comment ! tu me chasses ?

FRANÇOISE.

Puisque tu déjeunes dehors ; le train part dans quelques minutes.

MARCEL, subitement amoureux.

Est-ce que je suis pressé quand tu es jolie ? Et tu es adorable ce matin.

FRANÇOISE.

Tu trouves ?

Un silence.

MARCEL, à part.

C’est curieux, c’est toujours comme ça, chaque fois que j’ai un rendez-vous.

FRANÇOISE.

Maintenant, adieu. J’ai assez de toi. Tu déranges mes projets de solitude en restant. Moi qui m’apprêtais déjà à être mélancolique. Il n’y a pas moyen d’être gaie ni triste avec cet homme. Va-t’en.

MARCEL, étant son chapeau.

D’abord, je suis chez moi ici, c’est mon atelier. Ta maison est là-bas dans le jardin.

FRANÇOISE.

Oui, c’est là-bas seulement que tu es marié.

MARCEL, se défendant.

Oh !

Avec reproche, tendrement.

Dis-moi, Françoise, pourquoi ne veux-tu jamais sortir avec moi ?

FRANÇOISE.

Je n’aime pas le monde, tu sais bien.

MARCEL.

On me voit toujours seul partout.

FRANÇOISE.

Tant mieux pour toi, on te croit garçon.

MARCEL.

À t’entendre, les gens mariés ne devraient pas vivre ensemble.

FRANÇOISE.

Peut-être te verrais-je plus souvent, si nous n’étions pas mariés.

MARCEL.

Ce n’est donc pas une joie pour vous, madame, d’être au bras de votre mari ?

FRANÇOISE.

N’est-ce pas aussi une joie de se dire : il est libre, je ne suis pas sa femme, il n’est pas mon mari ; je ne suis pas le devoir, la chaîne, je suis la fantaisie, l’amour. S’il part, c’est qu’il s’ennuie, mais s’il revient, c’est qu’il m’aime.

MARCEL.

Tiens, Françoise, tu es forte, toi !

FRANÇOISE.

Vraiment ?

MARCEL.

Très forte.

FRANÇOISE.

Voilà tout ?...

MARCEL.

Oh ! Je sais que ta philosophie n’est que de l’amour.

Un silence.

Tu pleures quelquefois, n’est-ce pas ? quand je ne suis pas là.

FRANÇOISE.

Si peu.

MARCEL.

Je te rends déjà malheureuse. Ah ! quand tu as le cœur gros, Françoise, ne me le cache pas ; tu feras de moi tout ce que tu voudras avec une larme.

FRANÇOISE.

Avec une, oui, mais avec plusieurs ?

MARCEL.

Ne ris pas, je suis sérieux, je t’assure. Parbleu ! si je disais que ma tendresse est aussi profonde que la tienne, je...

FRANÇOISE.

Tu mentirais.

MARCEL.

C’est égal, il me semble tout de même que je t’adore. Je me sens seul, quand je t’abandonne, j’erre sans but, l’âme en peine. J’ai peur qu’il te soit arrivé quelque chose... Et comme en rentrant, à minuit, j’ouvre ma porte avec une délicieuse émotion !... Est-ce de l’amour, ça ? Tu dois le savoir, toi qui t’y connais.

FRANÇOISE.

Peut-être.

MARCEL, inconsciemment.

Tu comprends, Françoise, on ne peut pas répondre de soi.

FRANÇOISE.

Sans doute.

MARCEL.

Personne ne peut dire : « J’aime aujourd’hui, j’aimerai demain. » Et pas plus toi que les autres.

FRANÇOISE, offensée.

Moi ?

MARCEL.

Sais-tu, si dans quinze ans ?

FRANÇOISE.

Oh ! moi, c’est différent, je ne suis qu’une petite bête, qui aimera le même homme toute sa vie... Mais continue, tu disais... ?

MARCEL.

Rien. Que je te veux heureuse, malgré tout, quoi qu’il arrive, quoi que je fasse.

FRANÇOISE.

Même si tu me trompais ?

MARCEL, tendrement.

Te tromper ? oh ! jamais... Les autres femmes, je m’en moque. Tu es le bonheur, toi, tu n’es pas le plaisir.

FRANÇOISE.

Hélas !

MARCEL.

Pourquoi hélas ?

FRANÇOISE.

Parce qu’on se passe plus volontiers de bonheur que de plaisir.

MARCEL, tendrement.

Mais la chose sérieuse de ma vie, c’est toi, sache le bien, c’est toi la préférée. Qu’une femme ose troubler ton repos, et elle aura affaire à moi, je te le promets ! Appelle ça de l’égoïsme, mais ta quiétude m’est nécessaire.

FRANÇOISE.

Tu n’as pas besoin de préparer l’avenir, mauvais sujet : il y a longtemps que j’ai fait la part du feu. Je suis toute petite, mais je suis plus vieille que toi.

MARCEL.

Tiens, veux-tu que je te dise ? je ne te méritais pas.

FRANÇOISE.

Ça, c’est vrai.

MARCEL.

Quand je pense que tu aurais pu faire le bonheur d’un brave homme et que...

FRANÇOISE.

Et mon bonheur à moi, qui l’aurait fait ?

MARCEL.

Tu n’es pas heureuse...

FRANÇOISE.

Je ne me suis pas mariée pour être heureuse, je me suis mariée pour t’avoir.

MARCEL.

Suis-je stupide ! Ce serait si gentil, si je n’étais qu’un mari fidèle.

FRANÇOISE.

Tu le seras, j’en suis sûre.

MARCEL.

Vrai, tu crois ?

FRANÇOISE.

Je t’en réponds. À quoi bon me tromper, bêta ! Ça me ferait tant de peine, et ça te ferait si peu de plaisir.

MARCEL.

Tu as raison.

FRANÇOISE.

Non, tu ne me tromperas pas. D’abord, moi, j’ai de la chance.

MARCEL, gaiement.

Oh ! oui, tu as de la chance, petite ; tu ne sais pas comme tu en as.

FRANÇOISE, coquette.

Raconte.

MARCEL.

Es-tu folle ?

FRANÇOISE.

J’ai couru des dangers, hein ?

MARCEL.

Eh bien, oui ! parfois je m’imagine que le bonheur n’est pas là, dans ces yeux malins, et j’essaye d’aimer une autre femme ; je me monte la tête pendant quinze jours, je me crois amoureux ; mais, quand il n’y a plus que le crime à commettre, je me dérobe, j’échappe : la chance de Françoise ! Au fond, vois-tu, je ne suis qu’un commenceur. Ce qui te sauve, je ne la comprends pas moi-même. Tantôt c’est une bêtise que lâche la femme idéale, tantôt c’est une parole divine que tu as su trouver ; et quelquefois aussi, il faut bien en convenir, une chose insignifiante, un rien. Tiens, mercredi, j’ai manqué le train et je suis rentré dîner avec toi. Enfin, je ne sais pas quoi, moi : la chance de Françoise !

FRANÇOISE.

Alors, ce n’est pas pour aujourd’hui, dis ?

MARCEL.

Ni pour demain, et je te donne ma journée, et je ferme ma porte.

FRANÇOISE.

N’est-ce pas que tu es heureux ? Ah ! si seulement une petite tête blonde était là, je te tiendrais tout à fait.

MARCEL, lui donnant un baiser derrière l’oreille.

Dépêche-toi, paresseuse.

FRANÇOISE.

Je ne suis pas jolie, mais j’ai des petits coins.

MARCEL.

Tu n’es pas jolie ?

FRANÇOISE.

Non, et pourtant je méritais de l’être.

MADELEINE, au fond.

Pardon...

Françoise jette un cri et s’échappe par la droite sans reconnaître la personne qui entre.

 

 

Scène II

 

MARCEL, MADELEINE

 

MARCEL, étonné.

Madeleine !

Un silence.

MADELEINE, très élégante, crânement.

Ah ! c’est comme ça que vous me trompez, vous !

MARCEL, gaiement.

Ma chère, si vous croyez que depuis trois ans...

MADELEINE.

Je vous demande pardon d’avoir interrompu votre tête-à-tête, mon cher Marcel, mais votre porte était ouverte, et je n’ai rencontré aucun domestique sur mon passage.

MARCEL.

Vous êtes toujours la bienvenue chez moi.

MADELEINE.

Elle est bien faite, votre femme.

MARCEL.

N’est-ce pas ?... Voulez-vous me permettre devons la présenter ?

MADELEINE.

Plus tard ; c’est vous que je viens voir.

MARCEL.

Voilà une visite qui a lieu de me surprendre

MADELEINE.

Surtout après ma dépêche de tout à l’heure... J’ai préféré ne pas vous déranger.

MARCEL, déçu.

Ah !

MADELEINE.

Oui.

MARCEL.

Alors ?

MADELEINE.

Non.

MARCEL.

Je regrette...

Lui baisant la main.

C’est égal, je suis bien heureux de vous serrer la main.

MADELEINE.

Vous avez gardé le même atelier, je vois.

MARCEL.

Vous avez une mine charmante, à présent.

MADELEINE.

Vous êtes toujours joli garçon.

MARCEL.

Vous aussi.

MADELEINE.

J’ai vingt-huit ans.

MARCEL.

Votre mari en a cinquante, ça vous rajeunit. Mais depuis quand êtes-vous revenus ?

MADELEINE.

Depuis huit jours.

MARCEL.

Et je n’ai pas encore vu Guérin ?

MADELEINE.

Vous ne perdrez rien pour attendre.

MARCEL.

Qu’est-ce qu’il y a donc ?

MADELEINE, tranquillement.

Des choses ennuyeuses... Vous savez comme il est jaloux. Eh bien, hier, pendant que j’étais sortie, il a fouillé dans mes tiroirs...

MARCEL.

Et naturellement il a trouvé des lettres.

MADELEINE.

Les vôtres, mon ami.

MARCEL.

Les miennes ?

MADELEINE.

Oui...

Mouvement de Marcel.

D’anciennes lettres.

MARCEL.

Vous les avez gardées ?

MADELEINE.

Un homme célèbre ! Évidemment.

MARCEL.

Sapristi !

MADELEINE.

Ingrat !

MARCEL.

Pardon...

MADELEINE.

Vous devinez l’explication qui a suivi cette découverte : mon bon Marcel, je vais me séparer.

MARCEL.

Tu te... ? Vous vous séparez ?

MADELEINE.

Ne me plaignez pas trop. Après tout, me voilà libre... presque heureuse.

MARCEL.

Quelle résignation !

MADELEINE.

Seulement...

MARCEL.

Il y a un seulement ?

MADELEINE.

Il va vous envoyer ses témoins.

MARCEL, gaiement.

Un duel entre nous ?... Aujourd’hui ? Ce n’est pas sérieux.

MADELEINE.

Je crois qu’il veut vous tuer.

MARCEL.

Après trois ans ? Comme il y va ! D’abord, il n’en a pas le droit.

MADELEINE.

Il y a prescription ?

MARCEL.

Eh ! trois ans, c’est trois ans.

MADELEINE.

Au fait, vous avez raison. Aujourd’hui, vous n’aimez plus sa femme, et vous aimez la vôtre. Les temps sont changés. Maintenant, vous avez un bonheur à vous. Je comprends votre indignation.

MARCEL.

Que voulez-vous ! on commence sur les barricades et on finit...

MADELEINE.

On finit dans le gouvernement... Dites donc, Marcel, il arrive tard, mon mari, mais il arrive au bon moment.

MARCEL.

Méchante !

MADELEINE.

Dame, si l’histoire est ancienne pour vous, pour lui elle est nouvelle.

MARCEL.

Ne parlons pas de lui.

MADELEINE.

Il vous intéresse à présent ?

MARCEL.

Je n’avais pas prévu son chagrin.

MADELEINE.

Il faudra lui exprimer votre sympathie quand vous le verrez.

MARCEL.

Sur le terrain ?

MADELEINE.

Ailleurs...

MARCEL...

Où alors ? chez moi ?

MADELEINE.

Mon cher, il tient peut-être à vous dire ce qu’il a sur le cœur.

Un silence.

MARCEL, à part, avec ennui.

Diable !... Et Françoise ?

Un silence.

Bah ! Un duel ! Et puis je peux bien risquer ma vie pour vous qui avez tant de fois risqué la vôtre pour moi.

MADELEINE.

Le fait est... hein ? J’étais moins prudente que vous dans ce temps-là.

MARCEL.

Vous ne me dites pas tout, Madeleine. Quelle idée a donc pris à votre mari d’inspecter vos tiroirs ?

MADELEINE.

Voilà ?

MARCEL.

Voyons, ce n’est pas moi qui ai pu exciter sa jalousie. Hélas ! il y a longtemps que je ne mérite plus sa haine. Sont-ce bien mes lettres qu’il cherchait ?

MADELEINE.

Ça, ça ne vous regarde pas.

MARCEL.

Je paye pour un autre ?

MADELEINE.

J’en ai peur.

MARCEL.

C’est complet.

MADELEINE.

Pardonnez-moi.

MARCEL, avec reproche.

Comment, vous le trompez !

MADELEINE.

Décidément, vous feriez un ami parfait aujourd’hui.

MARCEL.

Alors, vous avez un amant, là, pour tout de bon ?

MADELEINE.

Un second amant ! ce serait honteux, n’est-ce pas ?

MARCEL.

Il n’y a que le premier pas qui coûte.

MADELEINE.

Vous riez, vous ?

MARCEL.

Vous savez, moi, le chagrin des autres !... Allons, pas d’amertume.

MADELEINE.

Ça vous donnerait des remords.

MARCEL.

Ah ! Madeleine, pourquoi ne suis-je plus coupable, quand vous êtes toujours si jolie ?

MADELEINE.

C’est votre faute. On garde ce qu’on a, tant pis pour vous.

MARCEL.

J’ai cru que vous en aviez assez, moi... Vous deveniez très inexacte.

MADELEINE.

Ah ! vous ne saurez jamais ce que j’ai souffert. J’ai pleuré comme une abandonnée.

MARCEL.

Pas longtemps ?

MADELEINE.

Trois mois. Quand je pense que je vous ai aimé, et que me voilà indifférente devant vous... Vous ressemblez à tout le monde maintenant, mon ami. Comme la vie est drôle et dégoûtante ! On se rencontre, on commet toutes les folies et toutes les infamies pour s’appartenir, et puis le jour vient où l’on ne se connaît plus. Au tour d’un autre ! Tenez, j’aurais bien mieux fait...

Mouvement de Marcel.

Mais oui, puisque je devais vous oublier.

MARCEL.

Bah ! Ce n’est plus, mais ça a été. Le plaisir que nous avons eu ne valait-il pas le regret que vous avez ?

MADELEINE.

Ce diable d’homme aussi ! il ne peut pas voir une femme sans avoir de mauvaises pensées.

MARCEL.

Ah ! pardon, ce n’est pas moi qui ai commencé, c’est...

MADELEINE.

N’importe. C’est fini, c’est fini, n’en parlons plus.

MARCEL.

Ah ! si, parlons-en, au contraire ; maudissez-moi, Madeleine, je le mérite.

MADELEINE.

Voulez-vous vous taire, homme marié... Si votre femme vous entendait !

MARCEL.

Ma femme, écouter ?... Chère petite !... Elle a bien trop peur de ce que je peux dire.

MADELEINE.

Chère petite... Est-il cynique avec ses attendrissements ! Parions que vous courez déjà.

MARCEL.

Non, ma chère, non.

MADELEINE.

Blagueur !

MARCEL.

Sérieusement, j’en suis plus étonné que vous ; mais c’est comme ça.

MADELEINE.

Comment faites-vous alors ?

MARCEL.

Je souffre.

MADELEINE.

Vous êtes sage, vous ?

MARCEL.

Je suis léger et compromettant, voilà tout.

MADELEINE.

C’est drôle, vous avez pourtant l’air disponible.

MARCEL.

Madeleine, vous êtes la première qui me donniez une vraie tentation.

MADELEINE.

Pas possible ?

MARCEL.

Et je suis prêt à succomber !

MADELEINE.

Je vous remercie de penser à moi, mon ami, je vous en suis très reconnaissante ; mais, pour l’instant, ça ne me dit pas.

MARCEL.

En êtes-vous sûre ?

MADELEINE.

Plus tard, nous verrons, je réfléchirai, on ne peut pas savoir ; j’en doute cependant : vous ne me plairiez plus aujourd’hui, vous avez une bonne figure honnête ; et puis, vous êtes très mal habillé. D’abord, vous ne devez plus être amusant. Non, tenez, non.

MARCEL.

Pourtant, Madeleine...

MADELEINE.

Ne m’appelez pas Madeleine.

MARCEL.

Madame Guérin ! Madame Guérin, si je vous avouais que votre petit bleu m’a bouleversé. Je l’ai lu en tremblant...

MADELEINE.

Devant votre femme peut-être ?

MARCEL.

Et c’était exquis...

MADELEINE.

Débauché !

MARCEL.

Comme vous me connaissez !

MADELEINE.

Fat !

MARCEL.

Je vous adore.

MADELEINE.

Mais non, c’est une idée. Vous vous figurez ça parce qu’il y a longtemps que vous ne m’avez vue... Je reviens de voyage.

MARCEL.

Ah ! ne me faites pas douter de mes sentiments.

MADELEINE.

Songez à vos devoirs, mon ami ; songez...

MARCEL.

À mes enfants ? Je n’en ai pas.

MADELEINE.

À votre femme, tout simplement.

MARCEL, désolé.

Vous me parlez toujours de ma femme !

MADELEINE.

Aimez-la bien, mon cher, et, si mon mari ne vous tue pas demain, croyez-moi, restez tranquille. Vous êtes fait pour la vertu maintenant, ça se voit tout de suite Je vous flatte en vous traitant de libertin. Vous n’êtes qu’un dégoûté du bonheur, voilà tout.

MARCEL, cherchant à l’embrasser.

Ah ! Madeleine, si vous vouliez...

MADELEINE, se dérobant.

Est-ce que vous devenez fou ?

MARCEL.

Excusez-moi, je ne suis pas encore déshabitué... Au moins... si l’on me tue, que ce soit pour quelque chose.

MADELEINE.

Pauvre garçon !

MARCEL.

Un bon mouvement avant ma mort. Ce duel va vous compromettre horriblement : voyons, puisque tout le monde le dira demain, qu’est-ce que ça vous fait ?

MADELEINE.

Ça m’ennuie.

MARCEL.

Menteuse.

MADELEINE.

Je ne vous aime pas.

MARCEL.

Moi, j’aime le poulet, je n’ai pas besoin que le poulet m’aime.

MADELEINE.

Vous m’agacez à la fin. Je vous défends de me toucher. Il voudrait me rendre infidèle à tout le monde, cet être-là... Jamais de la vie.

Tentée.

Et pourtant !... non, ce serait trop bête. Adieu.

MARCEL, l’embrassant au passage.

Pas avant...

MADELEINE.

Ah ! mon chapeau est dérangé. Comme vous êtes devenu gauche,

Cherchant à se dégager.

Voyons, là-chez-moi donc !

MARCEL, plaisantant.

Vous lâcher ? Oui, dans quelques jours.

MADELEINE.

Adieu. Mon mari n’aurait qu’à survenir...

MARCEL.

Et vous avez peur ?

MADELEINE.

Oui, j’ai peur ! J’ai peur qu’il me pardonne.

MARCEL.

Une minute encore.

MADELEINE.

Non ! et puis je n’ai pas le temps... Je pars ce soir...

MARCEL.

Vous partez ?

MADELEINE.

Pour Londres.

MARCEL.

Avec l’autre ?

MADELEINE.

Je l’espère bien.

MARCEL.

Qui sait ? Il vous attend peut-être en ce moment chez madame de Montglat, chez votre tante...

MADELEINE.

Et ils font un bésigue ensemble...

MARCEL.

Comme moi. Quelle famille !

MADELEINE.

Insolent !

MARCEL.

Voilà pourquoi vous êtes venue.

MADELEINE, prête à sortir.

Je passe par l’entrée des modèles, comme autrefois ?

MARCEL.

Ah ! tenez, si j’étais garçon, vous ne me quitteriez pas ainsi, et vous manqueriez votre train ce soir, je vous le garantis.

MADELEINE.

Vous avez beau regarder cette chaise longue, non, mon cher : pas aujourd’hui.

MARCEL.

Dans une heure, je suis chez madame de Montglat.

MADELEINE.

Prenez garde, je vous fais recevoir par votre successeur.

MARCEL.

Eh bien, je verrai si vous avez encore du goût.

MADELEINE.

Décidément, tous les hommes sont des... Je dirai le mot quand je serai sortie...

Elle s’échappe par la porte dérobée.

MARCEL, seul.

Tous les hommes sont !... Si nous n’étions pas comme ça, les femmes s’ennuieraient joliment !

Il se dispose à la suivre.

 

 

Scène III

 

MARCEL, FRANÇOISE

 

FRANÇOISE.

Qu’est-ce que c’est que cette femme chic qui sort de chez toi, Marcel ?

MARCEL, avec embarras.

Madame Jackson, mon américaine.

FRANÇOISE.

Eh bien ?

MARCEL.

Mon tableau ?... Il est vendu.

FRANÇOISE.

Dix mille ? Tu vas bien... Ça te contrarie ?...

MARCEL.

Quelle idée !

Il prend son chapeau.

FRANÇOISE, avec jalousie.

Tu me quittes ?

MARCEL.

Je vais jusque chez Goupil, l’avertir.

FRANÇOISE.

Alors, je déjeune seule, décidément ?

Marcel s’arrête un instant devant la glace.

Tu es bien, je t’assure.

MARCEL, se retournant.

Mais...

FRANÇOISE.

Oh ! tu réussiras...

Un silence.

MARCEL, enchanté malgré lui.

Quelle folie te passe encore par la tête ?

À part.

Si elle allait me porter bonheur !

Avec reproche.

Voyons, Françoise...

FRANÇOISE.

Je plaisantais.

MARCEL, prêt à sortir.

Pas de tristesse, entends-tu ? je n’aime pas ça.

FRANÇOISE.

C’est défendu...

MARCEL, avec attendrissement, à part sur le seuil de la porte.

Pauvre petite !... Bah !... j’échouerai peut-être.

Il sort par la gauche.

 

 

Scène IV

 

FRANÇOISE, puis JEAN

 

FRANÇOISE, avec tristesse.

Où va-t-il ? À un rendez-vous sans doute. Mon Dieu, si c’était vrai ! Est-ce que je n’aurais pas de chance aujourd’hui ? Et tout à l’heure il rentrera souriant, satisfait de lui-même. Je lui parle toujours de ma résignation, est-ce qu’il y croirait, par hasard ? Il faudra donc que tous les jours je doute et me tourmente.

Jean entretenant à la main une carte de visite.

JEAN.

Monsieur n’est pas là ?

FRANÇOISE.

Donnez.

Elle prend la carte.

JEAN.

Ce monsieur attend, madame.

FRANÇOISE.

Faites entrer. Vite.

Jean sort.

Guérin paraît au fond ; on apercevant Françoise, il hésite à entrer.

 

 

Scène V

 

FRANÇOISE, GUÉRIN

 

FRANÇOISE, gracieusement.

Entrez, monsieur ; je ne vous ai jamais vu, mais je vous connais déjà beaucoup.

GUÉRIN, cheveux grisonnants, physionomie énergique.

Madame, je vous remercie ; je pensais trouver M. Desroches chez lui. Je me retire.

FRANÇOISE.

Je vous en prie.

GUÉRIN.

Il est de si bonne heure, je crains d’être indiscret.

FRANÇOISE.

Indiscret, vous, chez Marcel ? Non.

GUÉRIN.

Madame...

FRANÇOISE.

Mon mari va rentrer, monsieur.

GUÉRIN, vivement.

Ah !

FRANÇOISE.

Voulez-vous l’attendre ici, seul, dans son atelier ?

GUÉRIN, s’avançant.

En vérité, madame, j’aurais mauvaise grâce à refuser.

FRANÇOISE.

Voilà des journaux, des revues, je vous laisse.

Prête à sortir.

C’est égal, on a de la peine à vous retenir.

GUÉRIN.

Pardonnez-moi, madame.

À part, avec ironie.

Elle est charmante, c’est dommage.

Après avoir remonté la scène, Françoise revient tout à coup sur ses pas.

FRANÇOISE.

Cela vous semble étrange, n’est-ce pas ? monsieur, de voir une femme dans cet atelier de garçon, installée, chez elle ?

GUÉRIN.

Mon Dieu, madame...

FRANÇOISE.

Avant de vous laisser seul, car je vais vous laisser, il faut que vous sachiez que cette femme est très contente de vous savoir à Paris.

GUÉRIN.

Nous sommes arrivés cette semaine.

FRANÇOISE.

Et vous êtes déjà là, c’est bien.

GUÉRIN, avec ironie.

Il y a si longtemps que je n’ai vu Marcel...

FRANÇOISE.

Un an.

GUÉRIN.

Et, depuis, beaucoup de choses se sont passées.

FRANÇOISE.

Vous le retrouvez marié...

GUÉRIN.

Et heureux.

FRANÇOISE.

Heureux !...

GUÉRIN.

Cher Marcel ! Ah ! j’ai hâte de lui serrer la main.

FRANÇOISE.

Vous n’avez pas oublié mon mari, monsieur. Je vous remercie.

GUÉRIN.

Comment ne pas aimer un cœur si loyal !

FRANÇOISE.

Et moi, il va falloir m’aimer un peu aussi ?

GUÉRIN.

C’est déjà fait.

FRANÇOISE.

Vraiment, vous pensez tout ce que vous écrivez ?

GUÉRIN.

Oui, madame.

FRANÇOISE.

Prenez garde. Ce matin, je relisais une lettre de vous, une lettre où vous me promettiez votre appui.

Lui tendant la main.

Nous serons très amis, n’est-ce pas ?

GUÉRIN, après une longue hésitation, mettant sa main dans celle de Françoise.

Très amis, oui, madame.

FRANÇOISE.

Parole ?

GUÉRIN, contraint.

Parole.

FRANÇOISE, s’asseyant.

Alors, je ne vous quitte plus. Causons, asseyez-vous.

Mouvement de Guérin.

Nous avons tant à nous dire !... Parlons de vous d’abord.

GUÉRIN, forcé de s’asseoir.

De moi ?... mais...

FRANÇOISE.

Oui, de vous.

GUÉRIN, vivement.

Non, de votre grand bonheur, plutôt...

FRANÇOISE.

De mon grand bonheur...

GUÉRIN, avec ironie.

Parlons de votre existence, de celui que vous aimez... J’ai besoin de connaître toute la joie de la maison.

FRANÇOISE.

Les gens heureux n’ont rien à raconter.

GUÉRIN.

Et vous n’avez pas de peine, je suppose ?

FRANÇOISE.

Oh ! non, pas encore.

GUÉRIN.

En effet, quels chagrins pourriez-vous avoir ? Aujourd’hui, vous vivez à côté de Marcel, ce Marcel qu’on ne voulait pas vous donner, paraît-il ? La vie ne vous doit plus rien.

FRANÇOISE.

Oui, ma félicité est absolue... Jamais je n’aurais cru que la bonté d’un homme pouvait rendre une femme aussi heureuse.

GUÉRIN.

La bonté ?

FRANÇOISE.

Sans doute.

GUÉRIN.

Vous voulez dire l’amour, madame.

FRANÇOISE.

Oh ! l’amour de Marcel !...

GUÉRIN.

De la tristesse ?

FRANÇOISE.

Non.

GUÉRIN, avec curiosité.

Parlez, Ne dois-je pas être votre ami ?

FRANÇOISE.

Sérieusement, monsieur, vous qui le connaissez, comment voulez-vous qu’il soit amoureux de moi... très amoureux ? Est-ce que c’est possible ! Il me laisse l’aimer, voilà tout, et je n’en demande pas davantage.

GUÉRIN.

Pas davantage ?

FRANÇOISE.

Si seulement cela continue...

Mouvement de Guérin.

Je ne suis pas comme les autres femmes, moi. Je n’attends rien de mes droits, mais tout de sa tendresse. Il est libre, je ne le suis pas, j’en conviens. Qu’importe ! pourvu qu’il me garde.

GUÉRIN.

Vous avez peur, madame ?

FRANÇOISE.

Oui, j’ai peur. Ma joie n’est pas une joie insolente, allez. C’est une joie qui tremble... Si je vous disais...

GUÉRIN.

Dites.

FRANÇOISE.

Plus tard... Ah ! je plains celui qui aime et qu’on fait souffrir...

GUÉRIN, frappé.

Vous ?

FRANÇOISE.

Je suis pour les jaloux, je suis pour les trahis...

GUÉRIN, à part, ému pour la première fois.

Pauvre enfant !

Sincèrement.

Vous n’êtes pas sûre de lui, n’est-ce pas ?

FRANÇOISE, s’animant.

Marcel, c’est Marcel. Admettons qu’il m’aime aujourd’hui, je veux bien le croire... Demain, m’aimera-t-il ? Est-ce qu’il en sait lui-même quelque chose ? N’est-il pas à la merci de sa fantaisie ? du temps qu’il fait ou de la femme qu’il rencontre ? Hélas ! je n’ai que vingt ans, je ne suis pas toujours prudente. Le bonheur, c’est très difficile.

GUÉRIN.

Oui.

À lui-même.

Oui...

À Françoise.

Mais vous êtes trop sincère peut-être ?

FRANÇOISE.

Je le sens bien, et pourtant, quand j’essaye de lui cacher un peu de mon adoration, il devient tout à coup indifférent, je ne dirai pas méchant, mais comme délivré du souci d’être bon.

GUÉRIN.

Vous en êtes là !

FRANÇOISE.

Marcel, voyez-vous, ne peut pas s’habituer à cette idée que c’est fini, qu’il est marié pour toujours, comme un autre homme. J’ai beau lui répéter le contraire, m’effacer, me faire toute petite, ma seule présence suffit à lui rappeler que maintenant il a des devoirs... Ainsi, par exemple...

S’arrêtant.

Je suis folle de vous raconter ces choses...

GUÉRIN.

Je vous en prie.

FRANÇOISE, avec amertume.

Le soir, il aime à sortir seul, sans moi. Il me connaît assez pour savoir que son absence me rendra triste, et, du bout des lèvres, par acquit de conscience, il me propose de l’accompagner. Malgré tous mes raisonnements, je suis bien contente quand il m’emmène, et quelquefois j’accepte. À peine serons-nous dehors, je comprendrai ma faute. Il sera d’humeur agressive, je sentirai que je lui pèse, et, lorsque nous rentrerons, il ne manquera pas de laisser échapper qu’il a perdu sa liberté, puisqu’il s’est embarrassé de moi par faiblesse, lorsqu’il avait envie de sortir seul.

GUÉRIN, interrompant.

Et quand il sort sans vous...

FRANÇOISE.

Oh ! alors, je me tourmente, pendant de longues heures. Je me demande où il est, je m’imagine qu’il ne reviendra pas, et quand la porte s’ouvre, quand je l’entends, à la joie folle quinte bouleverse se mêle l’angoisse de l’explication inévitable. Je me suis promis pourtant de ne montrer ni jalousie, ni calme affecté. Mon visage est tranquille, mes paroles sont mesurées. Rien ne me trahit ; mais, hélas ! sa tendresse habile et charmante a bientôt fait de confesser mes inquiétudes, et, dès que j’ai tout dit, il s’arme de mes aveux pour me démontrer mes torts. Et, les soirs où je ne parle pas, malgré ses provocations, où je suis plus adroite ; ces soirs-là, il me punit de ma sécurité apparente, en me confiant ses escapades, ses tentations : il a rencontré une amie d’autrefois, une femme d’esprit, qui n’était pas jalouse, ou bien il rentre tard sans doute, mais il faut lui pardonner, un peu plus il ne rentrait pas... Une bonne fortune dont il n’a pas voulu profiter !... Et mille choses semblables ; car, s’il aime à jeter le doute dans mon cœur, il aime aussi à l’éclairer.

GUÉRIN.

Pauvre enfant !

FRANÇOISE.

Voilà mon existence ; mon bonheur vit au jour le jour.

Avec révolte.

Encore, si j’avais le droit d’être triste ! Mais il faut que je sois souriante, il faut que je reste heureuse quand même, non seulement en sa présence, officiellement, mais jusqu’au fond de l’âme, afin qu’il puisse me trahir sans remords, si c’est son bon plaisir.

Elle fond en larmes.

GUÉRIN, se levant.

L’égoïste !

FRANÇOISE.

Souffrir... n’est-ce pas reprocher ?

GUÉRIN.

Ah ! je vous plains, madame, je vous comprends mieux que personne. J’ai connu des douleurs pareilles à la vôtre. J’en sais même de plus grandes, d’inconsolables.

FRANÇOISE.

Si vous me comprenez, monsieur, conseillez-moi. Vous le voyez, j’ai besoin de vous.

GUÉRIN, brusquement ressaisi par la réalité.

Moi, votre appui, moi ?

À part.

Non.

FRANÇOISE.

Vous avez parlé de votre amitié. Eh bien, l’heure est venue, je vous demande de me la prouver.

GUÉRIN.

Ah ! madame, pourquoi vous ai-je vue ? pourquoi vous ai-je écoutée ?

FRANÇOISE.

Qu’est-ce qui peut vous le faire regretter ?

GUÉRIN.

Rien, madame, rien.

FRANÇOISE.

Expliquez-vous, monsieur. Parlez, vous me faites peur.

GUÉRIN, cherchant à détourner ses soupçons.

Ne pleurez pas, mon enfant... je ne vous apporte aucun chagrin, je vous le jure... Votre mari vous aime mal, mais il vous aime... C’est de la jalousie, tout cela... Et d’ailleurs, pourquoi vous tromperait-il ? Ce serait trop injuste...

FRANÇOISE, s’exaltant peu à peu.

Trop injuste ! oui, vous avez raison, monsieur ; car, enfin, convenez-en, si sceptique, si blasé que soit un homme, n’est-ce pas quelque chose pour lui que de pouvoir se dire : « J’ai rencontré une amie sûre en ce monde de déceptions. J’ai là, dans un coin, une créature qui m’adore humblement, et dont la tendresse est toujours prête à me trouver des excuses. Cette créature porte mon nom avec orgueil, avec étonnement ; quoi que je fasse, sa droiture ne faillira jamais. J’ai été sa première pensée et je serai son unique amour. » Oh !... Voyons, monsieur, convenez-en, quand un homme peut se dire tout cela, n’est-ce pas le bonheur ?

GUÉRIN, éclatant en sanglots.

Oh ! oui, c’est le bonheur.

FRANÇOISE.

Vous pleurez !

Un silence.

GUÉRIN.

Ma femme... m’a trompé.

FRANÇOISE.

Ah !...

Un silence.

Marcel...

GUÉRIN.

Votre amour n’est pas en cause... Hier, j’ai trouvé des lettres dans un tiroir, de vieilles lettres, voilà tout. Vous n’étiez pas encore sa femme. C’est de l’histoire ancienne.

FRANÇOISE, à part.

Qui sait ?

GUÉRIN.

Pardonnez-moi, madame. C’est votre douleur qui a fait éclater la mienne. En me montrant le bonheur que vous pouvez donner, vous m’avez rappelé celui que j’ai perdu.

FRANÇOISE.

Alors, vous êtes venu pour provoquer mon mari ?

GUÉRIN.

Madame...

FRANÇOISE.

Vous allez vous battre ? Répondez.

GUÉRIN.

Ma vie est défaite, maintenant... il faut...

FRANÇOISE.

Je ne vous demande pas d’oublier, monsieur.

GUÉRIN.

Vous ne trouvez pas que j’aie le droit... ?

FRANÇOISE.

Taisez-vous.

GUÉRIN.

Eh bien, non, je ne vous le tuerai pas ; vous l’aimez trop, je ne peux pas. Car, en le frappant, je vous atteindrais, et ce serait une injustice. Vous ne méritez pas de souffrir, vous n’avez trahi personne, vous. La joie, vous venez de me l’apprendre, est aussi sacrée que le malheur. Je ne me vengerai pas.

FRANÇOISE, reconnaissante.

Ah ! monsieur.

GUÉRIN.

Qu’il vive, cet homme qui m’a tout pris, puisqu’il vous est nécessaire ; gardez-le... À lui d’anéantir votre bonheur, s’il l’ose... Moi, je ne commettrai pas cette impiété. Adieu, madame, adieu.

Guérin sort par le fond. Françoise tombe assise. Un long silence. Marcel entre par la porte dérobée.

 

 

Scène VI

 

FRANÇOISE, MARCEL

 

MARCEL, à part, avec dépit.

Elle a refusé de me recevoir !

FRANÇOISE, froidement.

Ah ! c’est toi.

MARCEL, avec humeur.

Oui, c’est moi.

Un silence. Allant à elle.

Tu as pleuré ; tu as vu Guérin... ? Il est venu.

FRANÇOISE.

Marcel...

MARCEL.

Comment ! Il a osé te dire...

FRANÇOISE.

Tu ne le reverras plus.

MARCEL, stupéfait.

Nous ne nous battons pas ?

FRANÇOISE.

Il renonce à te demander raison.

MARCEL.

Merci.

FRANÇOISE.

Sois tranquille, j’ai pris soin de ta dignité... Nous étions là... Je lui racontais ma vie depuis un an... Comme nous nous aimions... Alors, il s’est mis a pleurer... Et, quand j’ai su la vérité, il est parti pour ne pas détruire mon bonheur.

MARCEL.

Et je suis bien lâche d’avoir trompé ce brave homme, de l’avoir trompé dans le temps, et tu me condamnes ?

FRANÇOISE.

Marcel !

MARCEL.

Ah ! vous êtes de grandes âmes tous les deux... Ma parole d’honneur, je vous admire.

Il fait quelques pas pour sortir.

FRANÇOISE, incrédule.

Où vas-tu ? Le provoquer ?

MARCEL, revenant sur ses pas ; avec colère.

Est-ce que je peux, maintenant ? Après ce que tu as fait... ce serait absurde. Que diable avais-tu besoin de te mêler de tout ça ! Justement, j’étais furieux et j’aurais été ravi d’une affaire.

FRANÇOISE.

Tu es furieux ?

MARCEL.

Dame !

FRANÇOISE.

Pourquoi donc ?

MARCEL, entre les dents.

Ça, c’est mon secret. Chacun a ses ennuis, ses affronts... Moi aussi, j’ai peut-être de la peine. Tiens ! ce monsieur a bien fait de ne pas se trouver sur mon chemin.

FRANÇOISE.

Comment oses-tu te souvenir, quand il consent à oublier ?

MARCEL.

Est-ce que tu sais si je n’avais pas une raison particulière pour me battre ? Une raison légitime, et que tu ne peux connaître.

FRANÇOISE, vivement.

Tu te trompes, mon ami. Cette raison, je la devine parfaitement.

MARCEL.

En vérité ?

FRANÇOISE.

Oui, je la connais.

MARCEL, éclatant.

Ah ! nous y voilà ! Tu n’avais pas encore approfondi les choses.

FRANÇOISE.

Oui, je les approfondis, et ton ironie me prouve que je n’ai pas tout à fait tort.

MARCEL.

Ah ! le mariage !

FRANÇOISE.

Ah ! le devoir !

MARCEL.

J’aime madame Guérin, n’est-ce pas ?

FRANÇOISE.

Je ne dis pas cela.

MARCEL.

Tu le penses.

FRANÇOISE.

Et quand je le penserais ? Où serait le crime ? Tu l’as aimée, cette femme... Tu l’as peut-être revue... il n’y a pas longtemps... Est-ce que je sais où tu vas, moi ? Tu ne me racontes pas tout.

MARCEL.

Je t’en raconte beaucoup trop.

FRANÇOISE.

C’est mon avis.

MARCEL.

Jalouse !

FRANÇOISE.

Bourgeoise, si tu veux. Allons, conviens-en, mon cher Marcel, madame Guérin n’est pas étrangère à ton exaspération ?

MARCEL.

Eh bien, oui, je l’aime, je l’adore. Et je voulais me battre à cause d’elle. Es-tu contente, maintenant ?

FRANÇOISE.

Il fallait commencer par là, mon ami, je ne t’aurais pas retenu une minute.

Elle fond en larmes.

MARCEL.

Elle pleure, elle pleure : voilà ma liberté.

FRANÇOISE, avec amertume.

Ta liberté ? je ne souffrais pas, quand je te l’ai promise.

MARCEL.

Voilà ta résignation.

FRANÇOISE.

Tu connaissais la vie, et moi je l’ignorais. Tu n’aurais jamais dû accepter cette résignation.

MARCEL.

Tiens ! tu es comme les autres.

FRANÇOISE, s’animant de plus en plus.

Est-ce que la douleur ne nous fait pas toutes pareilles ?

MARCEL.

Je le vois.

FRANÇOISE.

Que veux-tu ? Tant qu’on n’a pas connu le bonheur on est prête à tous les sacrifices, mais une fois qu’on le possède, on ne consent plus à être malheureuse.

MARCEL.

C’est là la difficulté.

FRANÇOISE.

Un peu de patience, mon cher : je ne suis pas encore arrivée à cet état de scepticisme et de complicité que tu souhaites chez ta femme, et dont je me croyais si proche. Mais ça viendra bientôt, je te le jure. D’abord je me le suis promis.

MARCEL, ému.

Je n’en demande pas tant.

FRANÇOISE.

Je suis stupide de me révolter, tu as raison. À quoi bon ? Je serai bien avancée quand par ma gaucherie ou mes exigences, j’aurai perdu l’amant le plus délicieux de la terre.

MARCEL.

Le plus délicieux !...

FRANÇOISE.

Malheureusement.

MARCEL, désarmé.

Si tu me prends par la vanité !...

FRANÇOISE.

Je n’ai pas envie de rire.

MARCEL, avec tendresse, tombant à ses pieds.

Mais aussi, tu me fais dire des choses que je ne pense pas. Je suis un bon garçon, moi. Je ne t’ai pas trompée, non, je n’aime que toi au monde, tu le sais bien ; demande à toutes les femmes.

Un silence.

FRANÇOISE, riant à travers ses larmes.

La perle des maris !... Tu ne vas pas sortir ? Tu restes ?

MARCEL, dans les bras de Françoise.

Est-ce que je peux m’en aller, maintenant que je suis là ?... Et puis tu es si jolie lorsque...

FRANÇOISE.

Je suis jolie quand j’ai de la peine.

MARCEL.

Ne pleure pas.

FRANÇOISE.

Je te pardonne.

MARCEL.

Attends, je ne me suis pas encore confessé.

FRANÇOISE.

Ne me dis rien.

MARCEL.

Je serai sincère.

FRANÇOISE.

Oh ! je préfère que tu mentes.

MARCEL.

D’abord, lis cette dépêche, celle de ce matin.

FRANÇOISE, étonnée.

De madame Guérin ?

MARCEL.

C’est elle que tu as aperçue tout à l’heure. Oui... Elle venait tranquillement m’annoncer...

FRANÇOISE.

Que son mari avait trouvé tes lettres.

MARCEL.

Et qu’elle partait pour l’Angleterre avec son amant.

FRANÇOISE.

Elle s’est consolée ?

MARCEL.

Énormément.

FRANÇOISE.

Pauvre Marcel ! Et tu as couru chez elle pour l’empêcher de partir ?

MARCEL.

Ma fatuité a été punie. On ne m’a pas reçu.

FRANÇOISE.

Alors ; il n’y a plus que moi qui t’aime ?... Quel bonheur !

MARCEL.

Mais je tuerai ton amour avec mes folies.

FRANÇOISE, gravement.

Oh ! ça, je t’en défie.

MARCEL, penaud.

Dis donc, je n’ai plus le droit de me moquer de M. Guérin, à présent ?

FRANÇOISE, gaiement.

Tu vieillis, Lovelace, sa femme t’a trompé.

MARCEL, avec amour.

La chance de Françoise !

Tristement.

Marié.

PDF